Le secteur immobilier est au cœur des défis de la transition énergétique et climatique. En Europe, les bâtiments représentent environ 40 % de la consommation d’énergie et 38 % des émissions de CO₂[1], ce qui a conduit les pouvoirs publics à multiplier les législations énergétiques et ESG (environnementales, sociales et de gouvernance) afin de rendre l’immobilier plus durable. Cependant, certaines de ces réglementations – notamment la nouvelle directive européenne CSRD sur le reporting de durabilité – sont aujourd’hui critiquées et pourraient faire l’objet d’assouplissements. Revenir en arrière sur ces normes constituerait une erreur stratégique majeure pour les acteurs immobiliers, tant du point de vue de la transparence des marchés que de la compétitivité à long terme de ce secteur. Voici pourquoi.
1. La CSRD sous pression : une directive contestée
La Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), adoptée en 2022, impose dès 2024-2025 un reporting extra-financier renforcé aux grandes entreprises européennes, incluant les entreprises cotées de taille moyenne. Cette directive vise à standardiser et accroître la publication d’indicateurs ESG (émissions de CO₂, consommation énergétique, critères sociaux, etc.) afin d’éclairer investisseurs et parties prenantes. Le volume de données requis est significatif – jusqu’à 1 600 informations ESG à publier pour les plus grandes entreprises, même si dans la pratique ce nombre sera ramené à 500-600 indicateurs pour un groupe industriel classique[1].
Malgré l’introduction du principe de matérialité (les entreprises ne déclarent que les informations « significatives ») pour modérer l’effort[1], de nombreuses voix s’élèvent fin 2023 et début 2024 contre la CSRD, jugée trop complexe et coûteuse. Le rapport Draghi remis à la Commission européenne en septembre 2024 estime par exemple que « le rapport de durabilité de l’UE […] constitue une source majeure de charge réglementaire, amplifiée par un manque de repères pour faciliter l’application de règles complexes »[2]. Sous la pression de certaines coalitions politiques, des demandes de simplification ou de moratoire ont émergé[3]. En réponse, la Commission européenne a proposé en février 2025 un assouplissement via un paquet « Omnibus » : il s’agirait de relever les seuils d’application (exemptant les entreprises de moins de 1 000 employés et 50 M€ de chiffre d’affaires), ce qui dispenserait environ 80 % des entreprises initialement couvertes par la CSRD[4].
2. Les risques d’un recul sur l’ESG : transparence et attractivité en danger
Céder à ces critiques et alléger les exigences ESG ferait courir de sérieux risques aux marchés immobiliers. D’abord, un recul réglementaire affaiblirait la transparence financière et extra-financière dont bénéficient les investisseurs. Des organisations comme le WWF alertent sur le fait que la proposition d’exclure 80 % des entreprises de la CSRD créerait des lacunes de données importantes, ajoutant de l’opacité et de l’incertitude sur les marchés[5].
Ensuite, un recul sur l’ESG nuirait à l’attractivité des actifs immobiliers vis-à-vis des investisseurs, notamment institutionnels. Aujourd’hui, la plupart des fonds et investisseurs intègrent l’ESG dans leurs décisions : 69 % des sociétés de gestion considèrent les critères ESG comme une priorité de création de valeur, et 56 % des investisseurs institutionnels ont déjà renoncé à une transaction pour des raisons ESG[6].
En 2023, l’indice de durabilité immobilier GRESB couvrait 8 600 milliards de $ d’actifs immobiliers, et plus de 170 investisseurs institutionnels (51 000 Mds$ d’actifs sous gestion) utilisent ces données ESG pour piloter leurs investissements[7]. Réduire les obligations de reporting, ce serait prendre le risque de voir les capitaux se détourner des acteurs les moins transparents ou les moins vertueux.
3. Des acteurs immobiliers dopés par l’ESG : compétitivité accrue et financements facilités
En France, les logements étiquetés A ou B se vendent en moyenne de 6 % à 22 % plus cher que des logements de classe D[8]. À l’inverse, les « passoires thermiques » voient leur prix chuter et leur mise en location interdite à court terme, accélérant la décote des actifs mal rénovés[9].
Selon CBRE, 75 % des investisseurs ou occupants prennent désormais en compte la résilience climatique dans leurs décisions, et 40 % sont prêts à payer un loyer supérieur pour un immeuble qui offre de meilleures garanties climatiques[10].
En 2023, les émissions mondiales d’obligations vertes ont atteint plus de 600 milliards de dollars, avec une part croissante dédiée aux projets immobiliers durables[11].
4 Pourquoi le scope 3 du bâtiment doit devenir une priorité
Au-delà des consommations d’énergie en exploitation (scopes 1 et 2), le scope 3, qui englobe l’ensemble des émissions indirectes issues de la chaîne de valeur du bâtiment, constitue la partie immergée de l’iceberg. Il intègre notamment l’impact carbone des matériaux, du transport, de la construction, des opérations de maintenance et des rénovations successives.
Pour les gestionnaires de patrimoine immobilier, il est essentiel de ne pas sous-estimer l’obsolescence carbone contenue dans les composants mêmes du bâti. Menuiseries, façades, équipements techniques, revêtements de sol… chacun de ces éléments possède un poids carbone significatif qui, multiplié par le volume d’un parc immobilier, peut rapidement représenter un facteur de décote.
Face à la montée en puissance des exigences des investisseurs et à l’arrivée de réglementations portant sur la performance globale des actifs, prendre en compte le scope 3 devient un enjeu stratégique. Cela permet non seulement d’anticiper l’impact financier des futures mises aux normes, mais aussi de valoriser les démarches de rénovation bas carbone et de réemploi de matériaux dans une logique d’économie circulaire.
5. Une trajectoire irréversible : l’immobilier bas carbone comme nécessité à long terme
L’Union européenne a fixé un cap clair avec le Green Deal, visant la neutralité carbone d’ici 2050. La directive européenne sur la performance énergétique des bâtiments (EPBD) prévoit que tous les logements atteignent au minimum la classe E dès 2030, puis D en 2033[12].
Intégrer les exigences ESG et anticiper les futures réglementations n’est plus un « bonus », mais un prérequis pour rester compétitif. Retarder l’adaptation reviendrait à prendre le risque d’un coût de mise à niveau bien plus élevé à terme, sans garantie de maintien de la valeur des actifs.
Notes de bas de page
[1] European Commission, « Questions and Answers on the new CSRD », 2023.
[2] Rapport Mario Draghi, « L’avenir de la compétitivité européenne », Commission européenne, septembre 2024.
[3] Politico Europe, « EU considers CSRD delay amid industry pushback », février 2025.
[4] WWF, « Proposed CSRD rollbacks threaten EU Green Deal goals », février 2025.
[5] Euractiv, « MEPs resist attempts to weaken EU sustainability reporting rules », mars 2025.
[6] PwC, « ESG Investing: How real estate is adapting to investor demands », 2023.
[7] GRESB, « GRESB Real Estate Results », 2023.
[8] Notaires de France, « Les effets du DPE sur les prix immobiliers », 2023.
[9] Ministère de la Transition écologique, « Loi Climat et Résilience : calendrier d’interdiction des passoires thermiques », 2023.
[10] CBRE, « European Occupier Survey: Sustainability and Real Estate », 2023.
[11] Climate Bonds Initiative, « Green Bond Market Summary », 2023.
[12] Parlement européen, « Proposition de révision de la directive sur la performance énergétique des bâtiments », 2024.